[50 ans] Souvenirs de Egelhofer
50 ans après - Le transport d'éléments combustibles et autres souvenirs
par Joachim Egelhofer - 16 août 2021
Mise en web par A. Filhol
Joachim a travaillé à l'ILL de 1970 à 1987 comme responsable de la fabrication et de la manutention des combustibles. Il nous fait part de quelques souvenirs.
Elément combustible au maïs
Dans les années 70, les transports des combustibles "frais" en provenance de la CERCA à Romans étaient déjà accompagnés de la gendarmerie. Par contre, les transports des combustibles en provenance de NUKEM (Allemagne) étaient effectués par une simple camionnette 3,5 t bâchée avec un contrôle aléatoire en route. Ceci n’a pas plu aux autorités et les transports suivants ont été effectués par un camion blindé du type "convoyeur de fonds" avec une nuitée dans une caserne de gendarmerie.
Un jour, le camion est arrivé à l’ILL avec un retard de 3 à 4 heures, décoré de plants de maïs et de terre. Dans la nuit, vers Baume-les-Dames/Besançon, le chauffeur s'était sans doute endormi et avait perdu le contrôle du véhicule. Le camion avait "quitté" l’autoroute, traversé un champ de maïs et s’était retrouvé miraculeusement presque sans dégâts sur un chemin en contre-bas. Heureusement, l’élément combustible était resté intact !!
Quand c'est plein, c'est plein !
Une fois consommés les éléments combustibles du RHF doivent être retraités et ceci a posé quelques problèmes.
Les 10 premiers éléments combustibles de l’ILL ont d'abord été découpés en 28 "faisceaux" de 10 plaques puis transportés à Marcoule pour retraitement. C'était une procédure très longue et pénible, effectuée dans la cellule chaude du réacteur et le CEA nous a alors promis de retraiter des éléments entiers. Trois combustibles non découpés sont donc partis à Marcoule mais, malheureusement et pour des raisons inconnues, le CEA a dénoncé cet accord. Nous étions alors dans l’impasse car avec l'utilisation de 6 éléments par an, le canal de stockage se remplissait rapidement.
La solution est venue de la société Transnucléaire qui nous a finalement proposé le transport et le retraitement à Savannah River aux USA. Les cogitations et tractations France – Angleterre (le bateau passait par le port de Porthmouth) – USA furent longues et difficiles ! Vers 1978 (?), le réacteur "ronronnait" paisiblement mais est arrivé le moment où il ne restait plus de place de stockage que pour un ultime combustible irradié supplémentaire. Le réacteur devrait cesser ses activités. C'est seulement 2 à 3 semaines avant la fin de cet ultime cycle que nous avons finalement pu effectuer un premier transport vers les USA. Ce fut très juste !
Un élément combustible a disparu !
Les transports de combustibles irradiés vers les USA avaient pris un rythme régulier. Par une chaude journée de juillet 1980, vers 9h du matin, un camion quitta l’ILL escorté, comme d'habitude, jusqu’à l’entrée de l’autoroute par deux motards de la gendarmerie. La gendarmerie de Lyon (?) devait ensuite le prendre en charge au péage de l’Ile d’Abeau pour l’amener sur l’autoroute A6 (Lyon-Paris).
Il faut savoir que la responsabilité de l’ILL s’arrête au moment où le container est posé sur le camion, ensuite c'est la responsabilité du transporteur qui est engagée et il doit appliquer les consignes jusqu’au chargement du container sur le bateau au port (ici Le Havre).
Vers midi, Mlle Desmeaux (Mme Collet) vint me voir dans mon bureau pour savoir où était passé le transport. Le camion n’était pas arrivé au péage, il avait disparu ! L’information était montée au ministère de l’intérieur qui avait téléphoné au préfet de Grenoble, qui avait ensuite téléphoné au directeur de l’ILL, etc… Branle-bas de combat ! Vers 14h un hélicoptère s'est posé sur le terrain de foot à côté de l’ILL et la gendarmerie voulait que je monte à bord pour pouvoir aider au repérage du camion sur le trajet Grenoble-Lyon. Hélas sa réserve d’essence n’étant pas suffisante, l’affaire fut déléguée à la gendarmerie de Lyon et c'est ainsi que j'ai raté de peu mon baptême de vol en hélicoptère.
L’hélicoptère parti de Lyon (?) ne put repérer le camion qui resta introuvable. Enfin, vers 16h30, un coup de fil nous apprit que le camion avait repris l’autoroute à Macon, sain et sauf ! L'explication était simple. Comme il faisait très chaud, le chauffeur avait quitté l’autoroute avant le péage de l’Isle d’Abeau pour aller chez "Norbert et Jacqueline", un petit restaurant sympa, afin d'y profiter de la fraicheur au bord d’un étang des Dombes. A sa décharge, il n'avait pas oublié de mettre le camion au frais sous les peupliers car la réfrigération des véhicules n’existait pas encore.
Comment faisait-on sans GPS ?
La société Transnuklear à Hanau (Allemagne) avait décroché le même contrat de retraitement aux USA que la société Transnucléaire (Paris) évoquée plus haut. Leurs transports partaient de Grenoble pour aller à Brême en Allemagne afin de prendre là bas la même ligne maritime que le concurrent, soit : Brême – Rotterdam – Anvers – Le Havre – Porthmouth – Savannah River. C'était plus long, donc logiquement plus coûteux. Et non, moins cher en réalité car il faut pas chercher à comprendre, c'est du business !
En 1985, j’ai accompagné un de ces transports avec une voiture de service de Transnuklear jusqu’à la frontière allemande. Elle était équipée d’une radio en liaison permanente avec la gendarmerie française avec échange d'un message toutes les 30 minutes. Deux motards de la gendarmerie nous ont rendu visite vers Besançon pendant quelques minutes, mais sinon tout se passait bien jusque là, trop bien sans doute !
La traversée de Strasbourg nous était interdite et nous étions donc sur la voie de contournement par rejoindre Lauterbourg dans le Nord de l’Alsace. La gendarmerie n’avait malheureusement pas le temps de nous accompagner sur ce tronçon difficile. Vers 17h, nous étions pris dans un trafic énorme et des bouchons quand le camion disparut soudain de mon rétroviseur; il avait quitté la route et entrait dans la ville. Pas de contact radio avec le chauffeur ou la gendarmerie, le système de transmission était tombé en panne ou bien était inutilisable dans ce secteur.
Je n’ai retrouvé le camion que 40 minutes après environ, coincé dans les bouchons autour de la gare ! La transmission radio étant toujours en panne, je me suis fait repérer du chauffeur avec signes du bras et des coups de klaxon et il m'a suivi pour retrouver le contournement de la ville. Dans cette zone inconnue j'ai dû compter sur mon instinct, mon seul repère était que le soleil se couche à l’ouest; le GPS n’existait pas encore !!
Quand, un peu plus tard, la communication avec la gendarmerie est redevenue possible, ils étaient passablement inquiets. J’ai raconté brièvement notre mésaventure et ils ont alors jugé préférable de nous accompagner jusqu’à la frontière allemande, 80 km plus loin.
Un RHF japonais ?
La bonne réputation de l’ILL a sans doute donné l'idée aux Japonais de construire un RHF chez eux. En 1980, une délégation de l’université de Kyoto (professeurs, physiciens et techniciens) est venue en visite à l’ILL et on m’a demandé de montrer aux techniciens japonais l’installation de manutention et la salle de contrôle.
Ils étaient équipés d'appareils photos miniatures (*) et photographiaient tout ce qui leur semblait intéressant. Pour pouvoir apprécier la taille réelle des objets sur la photo, il prenaient garde de placer discrètement un "étalon de taille" à côté de chaque appareil de mesure, enregistreur, etc., par exemple un paquet de cigarettes ou une boîte d’allumettes. Alain Filhol se souvient que cela ne s'est pas limité aux installations techniques mais a aussi concerné les spectromètres. Ce piratage de la part de ressortissants d'un pays ayant la réputation de tout copier sans se soucier des brevets, cela avait fait scandale (**).
Deux jours plus tard j’étais avec M. Jacquemain à la CERCA de Romans (notre fabricant de combustible) pour une réunion de routine. Nous avions l'habitude d'aller dans leurs ateliers habillés "normalement" (simple blouse + surbottes). A notre grande surprise, environ 30 minutes après arrivait également la délégation japonaise, mais tous habillés en tenue spéciale sans poche, avec des gants et des cagoules. Impossible de cacher un appareil photo dans ces conditions !!
A ma connaissance, ce RHF japonais n’a jamais vu le jour. Le Japon a finalement opté pour une source à spallation, J-PARC/JSNS, qui n'a démarré qu'en 2015.
(*) A cette époque, le Japon était le paradis du matériel photographique sophistiqué et miniaturisé. On y trouvait des caméras et appareils photos qui n'ont été importés en Europe que plus tard.
(**) [AF] Cela a eu pour conséquence que la direction a sorti une note interdisant les prises de vues dans l'ILL sans son autorisation alors que, jusque là, c'était libre. <-- demander à la DRe de vérifier ?
Un mystérieux déficit
Que ce soit à Marcoule ou à Savannah River (USA) mes calculs du taux de combustion du 235U (burn-up) des combustibles usagés donnaient des résultats "non cohérents". Il manquait chaque fois 8 à 11% d’uranium-235 dans les analyses réelles faites lors du retraitement.
On m’a "reproché" de ne pas faire correctement les calculs et mon hypothèse d'une puissance "inexacte" du réacteur n'avait pas été acceptée. J'ai donc ajouté un facteur correctif pour que tout rentre dans l’ordre.
A ma grande surprise, environ un an après mon départ, il a été découvert que le réacteur fonctionnait depuis le début à une puissance d’environ 10% (?) plus élevée que sa puissance officielle car la légère différence de densité entre l'eau légère (H2O) et l'eau lourde (D2O) avait été oubliée dans un calcul.
Un éclairage rare
Tous ceux qui connaissent le niveau D savent qu'il est puissamment éclairé et cela en continu. Chose exceptionnelle, en septembre 1989, il y a eu une coupure totale d'électricité programmée ce qui a offert une vision des choses exceptionnelle.
Les photos montrent la canal de transfert éclairé par le seul rayonnement Cherenkov des éléments combustibles en cours de désactivation et d'autres pièces fortement activées. C'est beau, non ?
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Joachim Egelhofer est arrivé à l'ILL en novembre 1970 comme responsable de la (future) manutention des combustibles.
Après le départ de M Deckert en 1974, il est également devenu responsable de la fabrication des combustibles chez CERCA et NUKEM.
Il quitte l’ILL en septembre 1987 pour rejoindre l’équipe allemande au projet SUPERPHENIX à Creys-Malville en mars 1988, d’abord, dans le secteur de la manutention des combustibles et ensuite dans le secteur projets spéciaux (en bon français "des moutons à 5 pattes"), il en avait beaucoup là-bas….
Au chômage bien mérité depuis l’arrêt de la centrale en 1998, puis à la retraite.