Cryostat orange
Le cryostat orange
Le contexte du début des années 70
Comme l'atteste une série de lettres et de comptes-rendus des débuts de l'ILL, le problème de la cryogénie a tout de suite été crucial. Par exemple :
- En 1972 l'ILL est obligé d'emprunter au CEA un cryostat pour D2 [1].
- En mars 1973 la direction réunit physiciens et cryogénistes pour définir la stratégie de l'ILL [2]. Elle repose sur des cryostats du commerce adaptés aux besoins spécifiques des instruments. Les autonomies visées sont de 30 à 50 heures seulement, la température est soit fixe, soit variable dans un petit domaine, et aller de 1,5 K à 300 K impose un changement de fluide cryogénique, etc. Enfin, pour compliquer les choses, aligner l'échantillon dans le faisceau de neutrons impose d'incliner le cryostat et, ni les cryostats, ni les goniomètres de l'ILL n'ont été conçus pour cela.
- En octobre 1973, un échange de lettres musclé fait état du mécontentement de l'ILL vis-à-vis de son fournisseur STOEHR [3]. Brochier est très critique sur la stratégie de la direction qui prend modèle sur Harwell et d'autres centres, en oubliant les spécificités de l'ILL. Il évoque déjà le besoin de cryostats à température variable continuement de 1,5 à 300 K qui n'existent pas à l'époque.
Bref, tout est en place pour qu'une nouvelle solution voit le jour.
Sa création
Jamais breveté, jamais publié (sauf un rapport technique quasiment introuvable [4]), mais beaucoup copié, le Cryostat Orange a conquis la neutronique mondiale (ILL: 70, HFIR: 13, HZB: 15, LLB:10, ISIS: 8, NCNR: 5, ANSTO, JAEA, LANSCE, PNPI, SNS, etc., au moins 200 cryostats) , des synchrotrons (ESRF, etc.) et l'industrie.
Dominique raconte ainsi comment il l'a créé avec Serge Pujol en 1975 :
Lorsque, poussé par Serge, j'ai calculé ce cryostat, j'avais le sentiment de construire une locomotive à vapeur à l'époque des locomotives électriques. En effet les cryoréfrigérateurs, très prometteurs, arrivaient sur le marché.
Le service de cryogénie de l'ILL se battait avec des cryostats commerciaux mal conçus, difficiles d'utilisation, pas assez souples au gré des expérimentateurs et surtout beaucoup trop lents. Il fallait une 1/2 journée pour changer un échantillon ou pour passer de la température de l'hélium liquide à celle de l'azote liquide. C'était inacceptable pour un réacteur à haut flux de neutrons où les expériences se succèdent à un rythme rapide.
Nous voulions donc un cryostat à la portée des néophytes, très sûr, souple et, surtout, rapide.
Design et conception
Selon Dominique Brochier :
Le design retenu reprenait l'idée de "l'anti-cryostat" issue d'Air Liquide avec un tube central isolé par lequel on peut entrer et sortir l'échantillon sans avoir à réchauffer l'ensemble du cryostat.
A cette époque, cette idée ouvrait des perspectives mais ce n'était pas encore parfait car le tube était mal isolé du bain d'hélium liquide et le gaz extrait pour refroidir l'échantillon circulait dans le tube. Du coup, au changement d'échantillon, un glaçon pouvait se former qui bouchait l'arrivée du liquide cryogénique. A partir de ce constat, Dominique et Serge ont inventé le VTI (Variable Temperature Insert). Dominique raconte :
L'espace annulaire ..."c'est une évidence !" ... et le VTI a permis de changer la température dans les temps courts nécessaires à l'ILL.
A toutes les étapes du développement, Serge était là avec son expérience de cryogéniste et de chaudronnier pour me dire "Ça, ce n'est pas possible mais ça oui !" La conception et la réalisation du prototype (le "36") ont été faites "en perruque" car la direction de l'ILL, convaincue de la qualité des cryostats commerciaux utilisés mondialement, n'envisageait pas un développement en interne.
Ce travail en soirée a eu une conséquence amusante qui perdure encore aujourd'hui. Pourquoi diable les pinoches de la prise Jaeger du thermomètre sont elles dans l'ordre 1-6-3-4 et non pas 1-2-3-4 ? Parce que le cryostat a été monté un soir à la va-vite, dans un coin mal éclairé, et le soudeur a raté la pinoche 2 !
<Cliquez sur une image pour l'agrandir>
L'origine de son nom
Pour la couleur du cryostat, la logique eut été d'adopter le bleu ILL mais Dominique Brochier raconte que peindre un récipient en aluminium n'était pas trivial à l'époque. Il est donc allé voir un expert du groupe de Guy Gobert qui lui avait dit :
"J'ai la peinture qu'il te faut, mais il ne me reste que de l'orange".
Si cette couleur a d'abord paru bizarre, Maurice de Palma l'a vite adoptée et a popularisé l'appelation "cryostat orange".
Les rapports annuels attestent que cette dénomination a tardé à être officiellement adoptée :
- 1975: "Full range (1.5-300 K) variable cryostat, top access, light, small, with very large holding time, easy to operate"
- 1976: "The 1.5 to 300 K variable temperature cryostat, with access to the sample from above, lightweight, compact and with a very long holding time"
- 1977: "Cryostat ILL"
- 1980: "Standard cryostat"
- 1984: "Orange cryofurnace", il couvre de façon continue la gamme de température 1,5 K à 500 K.
Brevet ou pas brevet ?
Serge Pujol rapporte que l'ILL a d'abord fabriqué 5 cryostats orange, puis a fait fabriquer les pièces de 5 autres par les sociétés SDMS et Bernusconi tout en se réservant le travail d'assemblage. La question s'est alors posée d'un brevet ou d'une publication mais Dominique Brochier a tranché "Pas le temps !", pourtant le rapport [4] semble être un brouillon de brevet jamais déposé.
L'ILL a alors proposé son design à diverses entreprises et finalement choisi AS Scientific (Abingdon, UK) qui a construit les cryostats orange sous licence ILL non exclusive. Le deal initial était un cryostat gratuit pour l'ILL pour dix fabriqués, puis c'est devenu un pourcentage.
Mais, pendant 10 ans, l'ILL a oublié de réclamer son dû. C'est finalement Gerhard Collet (chef du service finances et achats) qui s'en est aperçu et AS Scientific a donc donné quelques cryostats à l'ILL en dédommagement.
En 2010 c'est Isabelle Petit (comptabilité) qui a constaté que, une fois encore, le dossier avait été mal suivi et AS Scientific a finalement réglé son dû.
En 2015, un avenant au contrat a été négocié car l'équipe du SANE a mis au point un nouvel échangeur qui accélère les changements de température dans le cryostat orange : 3x plus rapide pour refroidir et 2x plus rapide pour réchauffer.
L'idée du VTI a été copiée par toutes les entreprises produisant des cryostats et des cryo-aimants à hélium liquide. Toutefois, certains détails n'ont pas pu être copiés et les VTI vendus par ces entreprises ont parfois bien du mal à réguler correctement la température de l'échantillon en dessous de 7 K.
Quelques points techniques
Le matériau du bidon
- Le choix de l'aluminium pour les parois était novateur. A l’époque les cryostats étaient en inox mais Dominique Brochier et Serge Pujol voulaient gagner du poids pour faciliter les incessants montages et démontages sur les spectromètres.
Le VTI — Variable Temperature Insert
- Pour réduire la consommation des cryostats, Dominique et Serge ont ajouté un écran refroidi par le bain d'azote liquide entre le bain d'hélium et le tube échantillon. De cette façon, il est devenu possible de travailler au-dessus de -200°C sans vider rapidement le bain d'hélium. Ils ont aussi eu l'idée de faire circuler le gaz d'hélium dans un espace annulaire entourant le tube échantillon. Cette brillante idée a permi de découpler la circulation d'hélium du volume échantillon et de diminuer considérablement la probabilité de boucher la vanne froide.
L'échangeur
- C'est l'une des pièces maitresses du cryostat orange. On y introduit l'hélium détendu avec une pompe. Le gaz refroidit le bloc de l'échangeur en cuivre qui à son tour refroidit les parois de l'enceinte échantillon et le gaz d'échange qu'il contient. Mais comment trouver la bonne géométrie et la bonne dimension pour récupérer le plus possible de frigories tout en gardant le contrôle ? Domique Brochier raconte :
"J'ai fait des calculs grossiers, on a bricolé au pif et progressé par essais et erreurs. Par définition, un filtre ça arrête des choses, donc ça se bouche et il ne faut pas car le cryostat monte en pression. Nos efforts sur l'échangeur sont liés à ça."
La vanne froide
- Elle crée une détente, l'hélium liquide à 4.2 K (environ -269°C) se transforme en gaz plus froid (environ 1.3 K) qui va refroidir l'échangeur puis l'échantillon. Trop ouverte, le cryostat consomme trop d'hélium, trop fermée, l'échantillon n'atteint pas la température souhaitée. C'est le cauchemard du néophyte et de nombreuses tentatives ont donc été faites pour son automatisation. Selon Serge Pujol le secret est de ne pas la tourner, de ne pas la bouger, mais juste de créer une fuite variable en appuyant plus ou moins fort sur le pointeau en contact avec le corps de vanne. Le choix du matériau de ce dernier est critique, tout comme la géométrie du trou sur lequel il appuie.
La queue en aluminium
- Pour les scientifiques, il est essentiel que cette partie qui va dans le faisceau de neutrons produise le moins possible de bruit de fond neutronique et de taches de diffraction parasites. Selon Dominique Brochier, le choix du matériau a été fait "au pif", tantôt de l'aluminium pur, tantôt de l'aluminium microcristallin. Il constate que le résultat n'était pas si mauvais en définitive puisque l'aluminium des cryostats plus récents semble poser plus de problèmes. Les alliages d'aluminium ont beaucoup évolué et il n'est pas rare d'obtenir des résultats différents dans une même série.
Les utilisateurs néophytes
Le service cryogénie a très vite pris confiance en son cryostat orange et la formation des néophytes est devenue expéditive. A ce propos, Alain Filhol raconte :
Ma formation en cryogénie a duré le temps d'un unique transfert d'hélium express par Klaus Gobrecht. Je me suis ensuite retrouvé seul, en pleine nuit dans le hall des guides, face à mon cryostat (houlala, est ce que ça peut exploser ce truc ?), à la (délicate) mesure du niveau d'hélium par sonde Taconis (heu, ça veut dire quoi ce bruit ? Vide ? Plein ?), à des bruits inquiétants (ouille, ouille, ouille, c'est normal ça ?), à des jets d'hélium incontrôlés (si je gâche trop, je vais me faire engueuler !) et j'ai beaucoup serré les fesses !
Le cryostat orange s'est avéré remarquablement tolérant aux erreurs et facile d'emploi, même si certains ont quand même réussi à satelliser leur canne échantillon ou pire, un insert à dilution !
Le bilan
Dominique Brochier craignait d'avoir conçu la dernière machine à vapeur mais il n'en était rien. Le cryostat orange, avec son autonomie en conditions normales de 60 heures en hélium liquide et 30 heures en azote liquide, nécessitait donc des transferts manuels d'azote et d'hélium liquides à intervalles réguliers mais toujours trop proches au goût des utilisateurs. Les cryoréfrigérateurs, moins puissants et donc plus lents, avaient le gros avantage de ne nécessiter aucune surveillance, mais cet avantage ils l'ont vite perdu avec la mise en place du transfert automatique d'azote et d'hélium liquides et du contrôle automatique de la vanne froide.
En outre, avec le cryostat orange, le domaine de température accessible est plus large (diluette, cryofour), la puissance frigorifique est plus élevée, les changements d'échantillon sont de plus en plus rapides et il est facile de combiner basses températures et hautes pressions.
Enfin, la maintenance est très réduite puisque qu'il n'y a pas de pièces mécaniques en mouvement. En novembre 2015, le record de reconstruction complète d'un cryostat orange était détenu par Jean-Paul Gonzales : il démonte le cryostat de l'instrument le matin, le réinstalle en fin de journée et l'échantillon est froid et dans le faisceau avant le dîner !
Les dates clés compilées par Serge Pujol et Eddy Lelièvre-Berna :
- Dès 1977, le succès du cryostat orange suscite des tentatives d'automatisation du contrôle de température et pousse à la conception d'un contrôleur de température plus moderne et performant que les horreurs produites par l'industrie à l'époque.
- 1980: l'objectif de l'ILL est de produire 10 cryostats par an.
- 1981: AS scientific (UK) le produit sous licence.
- 1982: Lancement de l'insert à dilution pour cryostat orange capable de descendre à 50 mK. Cet insert est développé par Karl Neumaier et Jean-Louis Ragazzoni.
- 1984: Apparition du cryofour, évolution du cryostat orange capable d'atteindre 300°C tout en continuant à descendre à 1.5 K.
- 1985: Développement d'un cryostat orange à dilution atteignant 10 mK. Le contrôle est automatique, l'espace échantillon est large (Ø80 mm) et accessible sans retirer les liquides cryogéniques.
- 1987: Serge Pujol a développé de nombreuses compétences en cryogénie grâce au cryostat orange. Il construit alors un cryostat pour berceau d'Euler, très compact et à circulation d'hélium. Les performances sont "bleuffantes" (1,8 K à 450 K) mais la consommation d'hélium est élevée (1 litre par heure).
- 1989: Motivés par le succès du cryostat compact, Serge Pujol et Alain Benoît développent un cryostat à dilution ultra-compact pour berceau d'Euler. Il est insensible à la gravité et atteint 110 mK sur le diffractomètre D10. Ce cryostat est unique au monde.
- 2002: Serge Pujol et Xavier Tonon remplacent le cryostat compact à circulation d'hélium par une tête froide 10 K à laquelle ils ajoutent un étage à détente Joule Thomson. Le problème de consommation d'hélium est résolu et la température minimale est de 1,8 K.
- 2006: Jean-Paul Gonzales introduit dans le cryofour une enceinte thermomètre à circulation de gaz d'échange et améliore ainsi considérablement la précision de mesure de la température.
- 2010: Xavier Tonon et Philippe Camu améliorent le cryostat à dilution insensible à la gravité en ajoutant un séparateur isotopique. L'autonomie de la dilution, limitée à une semaine jusque là, est maintenant infinie. Ce système est entièrement automatisé.
- 2015: Xavier Tonon, Julien Gonthier et Eric Bourgeat-Lami modifient l'échangeur du cryostat orange qui devient 3 fois plus rapide. Un avenant au contrat de vente sous licence est signé avec AS Scientific.
Le cryostat orange a encore de belles années devant lui car les systèmes à jet d'hélium sont bien trop coûteux (10 €/litre d'hélium liquide) et les cryostats secs sont pratiquement 6 fois plus lents.
--------------
Voir movie sonde Taconis
Voir movie BT + HP
Références
- Lettre à MM Jacrot et Mœssbauer, Dominique Brochier, ILL, 13 octobre 1972.
- Compte-rendu de la réunion de cryogénie du 22 mars 1973, Dominique Brochier, ILL.
- Note ILL "Cryostats pour les expériences", M. Jacquemain et D. Brochier, 8 octobre 1973.
- Brochier, D., "Cryostat à température variable pour mesures neutroniques ou optiques", Tech. Report 77/74 (1977).
- Goodies et vieilleries
- L'ILL et le traitement des cancers
- Le groupe théorie
- [50 ans] Souvenirs de Egelhofer
- [50 ans] Ce à quoi le RHF a échappé
- [50 ans] LADI et biologie structurale
- [50 ans] La communication
- [50 ans] Calcul scientifique
- [50 ans] Service mécanique
- [50 ans] Controle instrument
- Du noyau atomique aux rats
- Herma, dresseuse de chats
- Quart de nuit
- Mambo I
- D6 et Covid-19 (2020)
- Covid-19 et l'ILL (2020)
- Pierre Andant
- Un espace culturel scientifique international
- Bruce Forsyth
- Après-Fukushima (JP Martin)
- Cuve EPR (JP Martin)
- Détours et déviations (W. Just)
- Le 50e anniversaire de l'ILL (P. Aldebert)
- Les 50 ans de l'ILL (2017)
- Démantèlement UP2 400 (2016)
- Empoisonnement xénon (2016)
- Environnement échantillon (2015)
- Remplacement du bidon réacteur (2014)
- Encyclopédie des neutrons (2014)
- Enseignement international (2014)
- Zoé - goutte d'eau lourde (2014)
- Pierre Aldebert (2014)
- Cristallographie (2014)
- Hommage à Mélusine (2014)
- Hommage à Siloé (2013)
- Les commissions locales d'information (CLI) (2013)
- Les ateliers nationaux du 21ème siècle (2013)
- Démantèlement ou déconstruction (2013)
- L'affaire Greifeld (2013)
- Mix et transition énergétique (2012)