Hautes pressions
Les hautes pressions à l'ILL
Pour appliquer de hautes pressions isotropes à un échantillon, on l'immerge dans un liquide ou un gaz que l'on comprime. Plus la pression a atteindre est élevée et plus les parois de la cellule de pression doivent être solides, donc épaisses. Le liquide ou le gaz sont appelés "transmetteurs de pression" et sont choisis en fonction des gammes de pression et température demandées par l'expérience.
En 1972, au démarrage du réacteur de l'ILL, l'essentiel de la physique du solide se faisait aux rayons X, lesquels traversent difficilement les métaux et dont les sources étaient alors peu puissantes. En revanche, si les neutrons étaient prometteurs du fait de leur bien meilleur pouvoir de pénétration, il fallait des échantillons beaucoup plus gros qu'aux rayons X (quelques cm3). Ce dernier point était et reste un obstacle sérieux car plus on veut appliquer une pression élevée sur l’échantillon et plus celui-ci devra être petit.
Comme on va le voir, le CNRS/SNCI et l'ILL ont joué un rôle de pionnier dans le domaine des hautes pressions aux neutrons, éventuellement couplées aux basses températures.
Les cellules à gaz du CNRS
Christian Vettier thésard ILL dès 1972, travaillait sur des matériaux antiferromagnétiques à haute pression et basse température et utilisait pour cela les installations du CNRS. Il avait en projet des expériences à l'ILL et c'est donc tout naturellement que le CNRS a produit des cellules de pression pour l'ILL.
Les contraintes peuvent se résumer ainsi. Le seul fluide transmetteur de pression hydrostatique transparent aux neutrons et acceptable à haute pression et basse température était l’hélium. Les mesures de diffusion inélastique des neutrons nécessitaient des volumes d’échantillons importants (2-3 cm3), ce qui limitait la pression accessible à 5-6 kbar (0.5-0.6 GPa).
Jean Paureau, un ingénieur CNRS/SNCI, a alors travaillé sur la conception de cellules de pression en alliage d’aluminium et sur leurs conditions d’utilisation [1]. Un technicien du CNRS (G. Dampne) faisait partie de l’équipe.
De telles cellules, une fois sous pression, sont familièrement qualifiées de "bombes" car elles peuvent réellement exploser. Raoul Mathieu (ILL), C. Vettier et J. Paureau ont donc effectué des tests de sécurité avant d'en autoriser l'utilisation sur les instruments de l'ILL. Christian Vettier raconte :
La cellule de test, entourée d'un blindage adéquat, était mise dans un Dewar en acier rempli d'azote liquide. La pression dans la cellule était augmentée jusqu’à sa rupture. Au moment de l'explosion l'ensemble décollait (éjection du gaz d'Hélium vers le bas) dans un nuage digne de Cap Canaveral.
Les hautes pressions aux neutrons devenaient opérationnelles et ont eu, depuis, énormément de succès.
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Le groupe hautes pressions de l'ILL
En 1973, Rudolf Mossbauer crée un service "Environnement échantillon" incluant les hautes pressions, lesquelles sont confiées à Raymond Serve qui raconte :
Au départ, les cellules haute-pression et l'ensemble du matériel étaient achetés. Les américains offraient à l'époque la meilleure qualité mais je ne connaissais pas l'Anglais, en Allemand je me débrouillais. Je leur ai donc préféré Nova Suisse "moins performant" mais dont les notices étaient en Français ou en Allemand. Cette société avait vu la guerre de 14-18 et utilisait les technologies de l'époque, mais ses prix étaient corrects !" [Sic !]
Il semble que les rapports de Serve avec les scientifiques n'aient pas toujours été simples car, s'il était jugé par tous très compétent, il contestait volontiers leurs objectifs. Il était épaulé par le dessinateur André Valenti et par Louis Mélési à partir de 1981.
En 1989, Klaus Gobrecht devint animateur du groupe cellules de pression. Le rapport annuel de cette année là fait l'éloge du travail de son prédécesseur, Christian Vettier.
Et on presse de plus en plus !
Selon Christian Vettier, les premières expériences haute pression à l’ILL ont été réalisées à la température ambiante sur le diffractomètre à neutrons D10. Pour les basses températures, il a fallu modifier des cryostats Orange ILL pour qu'ils acceptent la taille des cellules et permettent les manœuvres de changement de pression à basse température (voir rapport annuel de 1979). C'est ainsi que le premier cryostat Ø100 a été introduit avec un puits échantillon de 100 mm de diamètre au lieu de 49 ou 70.
Selon C. Vettier, la concurrence se limitait à l'époque à un groupe autrichien en contact avec Ruepp Lechner, mais qui travaillait sur un modèle de cellule plus compliqué. En 1976, les britanniques (Colin Carlile) ont donc passé un contrat avec le CNRS/SNCI pour la fourniture de plusieurs cellules.
Après cela, les mesures sous pression d'hélium et à basse température sont devenues monnaie courante à l'ILL. Louis Mélési, d'abord intérimaire pour l'adaptation des cryostats (1979), a ensuite été embauché (1981) car il y avait du travail, tant pour l’exploitation que pour la préparation et la maintenance des cellules.
Pierre Andant raconte :
Raymond Serve s'occupait des hautes pressions (et il y avait de la demande) en plus des hautes températures. A cette époque, il employait un technicien en régie (Louis Mélési) et les plans des cellules haute pression étaient réalisés au bureau d'études du réacteur (Antoine Valenti).
Pour ne donner qu'un exemple d'expérience qui ne pouvait être faite qu'à l'ILL à l'époque, citons la mesure de la structure d'un composé organique (TTF-TCNQ) à 0,5 GPa (5 kbar) sur le diffractomètre neutrons pour monocristaux D8 [2]. La cellule à hélium était assez compacte pour pouvoir être installée au centre de berceau d'Euler de l'instrument mais il fallait qu'elle puisse tourner en tous sens. Cela a été possible grâce à son raccordement au compresseur via un très long tube métallique "relativement" souple [3]. Alain Filhol raconte :
Christian avait installé un groupe de pompage plein de tubes et de vannes, mit l'ensemble en marche et m'avait donné quelques explications... forcément trop succintes. Il était vite parti vers un autre instrument en concluant par : "Ne te trompe pas, ça peut exploser !" qui m'avait permis d'être très, très serein pour la suite. Bon, ça n'a finalement pas explosé et l'expérience a été réussie.
Cellules "clamp" en alumine 30 et 20 kbar
Les 5-6 kbar des cellules à gaz étaient loin de suffire aux scientifiques. Une autre gamme de cellules de pression a donc été développée en parallèle par J. Paureau en collaboration avec D.B. McWhan (Bell Labs) venu passer une année sabbatique au CNRS en 1974-1975 [4]. Il s’agissait d’une cellule de type ‘clamp’ où la pression n'est plus appliquée par un gaz mais par un liquide. On peut alors atteindre de plus hautes pressions en prenant beaucoup moins de risques car l'énergie stockée dans la cellule est beaucoup plus petite (contrairement aux gaz, les liquides sont incompressibles).
Le choix d'un corps en alumine (Al2O3) permet (en principe) d’atteindre 30 kbar (3 GPa) mais au prix d'un volume échantillon plus restreint (0.5 cm3). La pression réelle au sein de la cellule est estimée à partir de la mesure des paramètre de maille d’un échantillon de NaCl placé dans la cellule en dessous ou au dessus de l'échantillon à mesurer. Au début (1978-1980), la mise sous pression se faisait au CNRS, puis l’ILL s’est progressivement équipé d'un banc de compression 6-7 kbar et de cellules (Louis Mélési). La première expérience aux neutrons a été faite avec B. Renker en 1980.
Là encore l'équipe ILL/CNRS innovait car il n'y avait pas, à l'époque, d'autre groupe 'expert' motivé pour développer cette technique très difficile.
Ce type de cellule a pour défaut d'offrir un volume échantillon trop limité et une fenêtre (la partie la plus transparente aux neutrons) trop étroite. Un autre type de cellule clamp 30 kbar (3 GPa) a donc été mise au point (Louis Mélési, André Valenti, Christian Vettier) qui a nécessité un cryostat de plus grand diamètre intérieur (‘Deep throat’). Sa mise en service date d'après 1987 car, cette année là, le rapport annuel note que les cellules 30 kbar ne sont toujours pas opérationnelles. Christian Vettier précise :
Ces cellules Al2O3 étaient difficiles d'emploi et compliquées. En fait elles ont fini par se déformer et rien n'avait été prévu au CNRS pour les refaire. Jean Paureau est parti fin 1979 et tout s'est arrêté car l'ILL n'avait pas les moyens de prendre la suite.
En 2015, il existe toujours deux clamps Al2O3 de type McWhan (Bell Labs, 2 et 3 GPa). Ces clamps sont très peu utilisés depuis l'apparition des presses Paris-Edimbourgh.
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Cellules "clamp" de 10 kbar
(L. Mélési, A. Valenti, C. Vettier, R Serve)
L'ILL avait donc des cellules à gaz faciles d'emploi mais très limitées en pression (5 kb, soit 0,5 GPa), et des clamps plus performants (20-30 kbar, soit 2-3 GPa) mais qui imposaient trop de contraintes (bruit de fond élevé, volume échantillon trop petit et donc signal trop faible).
L'idée est donc venue de produire de ‘petits’ clamps pour une gamme intermédiaire de pressions (10 à 15 kbar à l'ambiante, soit 1 à 1.5 GPa). Ils utilisent du Fluorinert comme transmetteur de pression car ce liquide inert utilisé en salle blanche devient vitreux à basse température et garde donc un comportement suffisemment hydrostatique.
Plusieurs matériaux ont été utilisés pour les produire, notamment l'acier maraging, les alliages "null matrix Ti-Zr", ou cuivre-béryllium, et ils ont toujours un gros succès. Ces deux derniers alliages ont des propriétés mécaniques similaires mais l'alliage TiZr a été inventé pour éviter de produire des pics de Bragg dans les détecteurs de neutrons (section efficace de diffusion cohérente nulle). Comme celui-ci ne peut pas être utilisé au dessus de 100°C environ, on utilise alors le CuBe durci (2% de Be et traitement thermique).
[Cliquer ici pour voir la mise en place d'une expérience]
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Cellules de pression à enclumes (ou presses)
Les 20-30 kbar péniblement atteint par les clamps Al2O3 au prix d'une étroite fenêtre angulaire, cela ne convenait pas pour certaines recherches. Pour faire mieux l'idéal aurait été des cellules de pression à enclumes de diamant, comme aux rayons X, mais pour les neutrons il aurait fallu des diamants énormes, introuvables ou hors de prix.
Ce problème a été traité de deux façons :
- Werner Kuhs voulait pouvoir mesurer la structure de monocristaux à haute pression. La cellule devait donc être, à la fois, assez compacte pour tenir dans le berceau d'Euler d'un diffractomètre 4-cercles à neutrons, et offrir une très large fenêtre angulaire pour le faisceau. Avec Hans Ahsbahs (Marburg), ils reprennent un concept de cellule diamant éprouvé aux rayons X mais en remplaçant le diamant par du saphir (Al2O3) :
- En 1990, ils atteignent ainsi 25 kbar (soit 2,5 GPa) sur monocristal [5] et 29 kbar plus tard.
- la cellule, équipée d’un refroidissement Peltier, permet des études en température variable.
- plus tard un cryostat est conçu spécifiquement pour cette cellule. Il a fonctionné sur le diffractomètre 4-cercles D9 entre la température ambiante et 120K (Werner Kuhs et John Archer).
- il est également possible de chauffer légèrement l'echantillon [6].
- enfin, un design plus compact de la cellule à enclumes permet de la monter dans un cryostat orange et, donc, d'accroître le domaine de température accessible [7].
Werner Khus rappelle l'importance, pour ces mesures sur D9, du premier multidétecteur pour diffractomètre développé à l'ILL (1989).
- En 2004, S. Klotz, G. Hamel et J. Frelat présentent une nouvelle presse compact hydraulique de 200 Tonnes conçue pour les expériences aux neutrons ou aux rayons X : la presse Paris-Edimbourgh [8]. La pression appliquée varie de 10 à 25 GPa en fonction du volume échantillon souhaité. L'ILL achète plusieurs cellules et le nombre d'expériences à haute pression double entre 2005 et 2015.
Ces cellules sont trop massives pour être insérées dans un cryostat orange classique aussi l'ILL développe-t-il, dès 2005, un cryostat spécialement pour elles et capable d'atteindre 4K en moins de 8 heures. En revanche, elles sont trop grosses pour le berceau d'Euler des diffractomètres neutron actuels.
Contrainte uniaxiale
Sous une pression hydrostatique (donc identique dans toutes les directions) un cristal se déforme progressivement mais ne risque de casser que si un changement de structure se produit (par ex. les glaçons se cassent en sortant du congélateur à cause d’un changement de structure de la glace).
Une contrainte uniaxiale consiste à comprimer le solide entre deux plaques, les autres directions restant libres de se déformer. Ceci modifie les distances entre les atomes mais change aussi la symétrie du matériau (si on presse un cube, on obtient un parallélépipède à base carrée). Pour cette raison, les matériaux résistent beaucoup moins aux contraintes unixiales qu’à la pression hydrostatique et appliquer quelques kilobars sans détruire l’échantillon relève de l’exploit. Par exemple, les métaux purs se déforment de façon irrémédiable au-delà de quelques centaines de bars.
Nombre d’expériences font appel aux contraintes uniaxiales pour induire de tels changements de symétrie dans l’échantillon afin, par exemple, de favoriser un type de domaines cristallins ou magnétique. Une cellule de pression uniaxiale a donc été développée en 1976 en collaboration avec le CNRS (Ange Draperi et Jean Paureau), dispositif qui a ensuite été repris par Louis Mélési [9].
Christian Vettier raconte :
Le mécanisme d’application de la contrainte uniaxiale était simple et précis (on mesure la force appliquée, la surface d’appui de l’échantillon étant connue), et aussi parfaitement ajustable et réversible même lorsque l’échantillon était maintenu à basse température dans un cryostat. L’utilisateur pouvait donc ‘commander’ la valeur de contrainte souhaitée :
“500 bars, s’il vous plait, Mr Vettier !”
Lors d’une étude mémorable avec W.G Stirling sur IN2 [10,11], on cherchait à abaisser la symétrie hexagonale d’un cristal de Praséodyme en appliquant une légère contrainte dans le plan de base hexagonal du cristal; cet abaissement de symétrie devait faire apparaître un ordre magnétique qui n’existe pas en dessous d’une certaine valeur seuil de déformation de l’hexagone.
Bill Stirling passait commande d'une valeur de contrainte, Keith McEwen surveillait le compteur (ratemeter) et Christian Vettier, équipé d’une clé dynamométrique, appliquait la force correspondante du haut d’une échelle surplombant le cryostat installé sur l’instrument IN2. Hé bien, tout a très bien fonctionné malgré ces acrobaties !
En 2014, des utilisateurs ont demandé une canne appliquant une force uniaxiale faible, inférieure à 120 N (12 kg), afin de contrôler le maclage dans leurs cristaux supraconducteurs et comprendre les changements de phases électroniques. E. Bourgeat-Lami, S. Turc et E. Lelièvre-Berna ont développé une canne porte-échantillon permettant de changer la force appliquée à toute température entre 1.5 et 300 K avec une vis micrométrique. Les enclumes sont en saphir afin de réduire le bruit de fond au maximum.
Evolution des cellules de pression
Après 1990, l'ILL et le CNRS de Grenoble ne travaillent plus ensemble dans le domaine des hautes pressions. Comme indiqué plus haut, l'ILL a acheté des cellules à enclumes Paris-Edinburgh dans les années 2005 - 2010. Plus récemment, l'ILL a commencé à investir de nouveau dans les hautes pressions pour satisfaire aux nouveaux besoins des utilisateurs, en particulier pour étudier les systèmes biologiques et les phases magnétiques de skyrmions.
Les systèmes biologiques ne nécessitent pas l'application de grandes pressions (< 7 kbar) mais requièrent l'utilisation de séparateurs pour ne pas polluer l'échantillon, et de géométries particulières pour optimiser l'utilisation des techniques de diffusion (par exemple, petits angles, rétrodiffusion et temps de vol). Ces projets sont réalisés en collaboration avec des experts et d'autres centres de neutrons européens.
Références
1- A new high pressure cell for neutron scattering at very low temperature, J.Paureau, C.Vettier Rev. Sci. Instrum. 46, 1484 (1975).
2- D8, un diffractomètre 4-cercles à neutrons pour monocristaux. Il a été remplacé par les instruments D2B and D20.
3- Room- and high-pressure neutron structure determination of TTF-TCNQ. Thermal expansion and isothermal compressibility, Filhol A., Bravic G., Gaultier J., Chasseau D., Vettier C. (1981) Acta Cryst. B 37, 1225-1236.
4- Neutron Scattering at High Pressure, D. Bloch, J. Paureau, J. Voiron, G. Parisot, Rev. Sci. instrum. 47, 296 (1976).
5- In-situ crystal growth and neutron four-circle diffractometry under high pressure, Kuhs, W.F., Ahsbahs H., Londono D., Finney J.L., Physica B 156&157, 684-687 (1989)
6- Geometric effects of deuteration on hydrogen-ordering phase transitions, McMahon, M.I., Nelmes R.J., Kuhs W.F., Dorwarth R., Piltz R.O., Tun Z., Nature 348, 317-319 (1990)
7- Single crystal diffraction with X-rays and neutrons: High quality at high pressure?, Kuhs W.F., Bauer F.C., Hausmann R., Ahsbahs H., Dorwarth R.,Hölzer K., High Pressure Research 14, 341-352 (1996)
8- A new type of compact large-capacity press for neutron and x-ray scattering, Klotz S., Hamel G., Frelat J, High Pressure Research 24, 219-223 (2004)
9- Neutron scattering by single crystals under high uniaxial stress, A. Draperi, D. Hermann-Ronzaudt and J. Paureau, J. Phys. E: Scientific Instruments, 9, 174-175 (1976)
10- IN2, un spectromètre 3 axes construit pas Duesing et qui a été remplacé par IN20.
11- McEwen K.A., Stirling W.G., Vettier C., J. Magn. and Magn. Mat. 31-34, 599-600 (1983)
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