Quart de nuit
Quart de nuit
par Richard Pouget - décembre 1991
Texte rédigé à l'occasion de 20 ans du réacteur.
(page éditée le 24 juin 2021)
Cela faisait deux heures déjà que grondait l'orage sur le Vercors. L'après-midi avait été chaud d'une chaleur surprenante pour l'époque de l'année. Les parkings de l'ILL s'étaient vidés mais il restait quand même assez de voitures pour surprendre un visiteur non averti. La science n'a pas d'horaires. Le Ciel vers Voreppe était noir d'encre et des odeurs de terre humide descendaient des hauteurs montagneuses dominant le site où est implanté le réacteur. La pluie d'orage était déjà là-haut, sur le plateau du Sornin.
I.L.L., ces trois lettres abréviation pour "Institut Laue-Langevin", nom donné en 1967 à la société, s'affichaient en taille d'un mètre de haut sur un panneau bleu à l'entrée du site constitué principalement d'un bâtiment de cinq étages abritant les bureaux, lui-même accolé à une immense coupole d'acier en double enceinte de 60 mètres de diamètre contenant le réacteur nucléaire. La majeure partie des Grenoblois ne savait pas très bien à quoi servait cette énorme cocotte minute peinte en gris, posée là et ils confondaient souvent le site avec le Centre d'études Nucléaires de Grenoble (CENG), tout proche. Seuls quelques initiés savaient que c'était là le tout nouvel outil scientifique de Grenoble, collaboration exemplaire franco-allemande, une pile statique (c'est à dire à flux constant, non pulsé) à haut flux de neutrons, bref un réacteur nucléaire mais surtout le plus puissant au monde en flux (1,5 1015 neutrons par cm²), servant à de nombreuses expérimentations dans tous les domaines de la science.
L'équipe de jour les quittait après leur avoir donné consignes et dernières informations sur les événements de la journée. Electricien, mécaniciens, conducteur de pile et chef de quart constituaient l'équipe. Comme sur un bateau où l'équipage est divisé en quart de veille, le personnel d'exploitation du réacteur était constitué en cinq équipes qui se remplaçaient toutes les douze heures en salle de contrôle. Bientôt ils furent seuls, pour eux, un long quart de nuit commençait.
Vers onze heures du soir le mécanicien terminait sa première ronde, arrivant en salle de contrôle leur dit :
"Je crois que ça va péter. Le ciel est tout illuminé d'éclairs vers le nord et le tonnerre gronde sans arrêt."
L'électricien s'approcha de l'enregistreur de la moyenne tension pour vérifier car souvent des petites sautes d'humeur du tracé étaient un signe précurseur indiquant des perturbations sur le réseau électrique. Ils savaient que la ligne Haute Tension alimentant le poste principal de transformation du site parcourait le plateau du Vercors, venant de Valence et les orages lointains ne manquaient pas d'influencer à distance l'enregistrement. Non rien de particulier.
Soudain, le poste radio FM de la salle de contrôle - un cadeau de l'équipe projet - réglé en sourdine sur Radio France et qui crachotait des parasites au rythme de l'orage, se mit à diffuser un flash d’informations :
"On signale de forts orages sur le Massif Central et on est sans nouvelles du Vickers Viscount Air Inter qui devait se poser à onze heures sur l'aérodrome de Clermont-Ferrand avec 68 passagers à bord."
Eux aussi livrés aux éléments extérieurs ils allaient subir l'orage. Un fracas fit trembler les baies vitrées tandis que le couloir derrière eux était illuminé par l'éclair. Brusquement l'orage était sur eux. Dehors la pluie diluvienne mêlée de grêlons frappait les vitres avec méchanceté. Radio France reprit :
"Le Viscount d'Air Inter qui devait se poser à Clermont-Ferrand s'était signalé en approche à la tour de contrôle. Des recherches difficiles à cause des intempéries et des difficultés d'accès, sont entreprises sur l'axe d'approche de la piste de cet aéroport".
Peu après minuit, ils furent brutalement plongés dans le noir tandis que le klaxon général des alarmes hurlait. Seuls les voyants des alarmes et des vannes restaient allumés faisant du mur du fond un immense panneau lumineux de parc d'attraction. De son premier coup d'œil de chef de quart il vit que beaucoup de ces lampes avaient viré au rouge signalant du coup la fermeture d'un certain nombre de vannes mais son premier réflexe fut de vérifier le niveau du vase d'expansion. Ce vase, en réalité un énorme réservoir, était la réserve immédiate d'eau lourde du réacteur permettant l'expansion du circuit principal suivant sa température. Une baisse de niveau soudaine aurait signifié une fuite et suivant le débit de cette fuite, la nécessité d'agir dans l'urgence. C'était là un des risques principaux du réacteur, qui, pour être en sécurité, devait toujours avoir son élément combustible noyé dans son liquide caloporteur et modérateur de neutrons, l'eau lourde.
Immédiatement le conducteur de pile avait réagi vérifiant tous ses paramètres, prêt à appuyer sur le bouton d'arrêt d'urgence, mais le travail était déjà fait. L'électronique de contrôle de sécurité plus rapide que l'homme avait décelé un arrêt du refroidissement principal et immédiatement donné l'ordre de couper le courant dans les électroaimants soutenant les barres de sécurité. Les cinq barres d'absorbant tirées par la gravité et poussées par de l'air comprimé étaient violemment descendues au niveau de l'élément combustible d'uranium 235 et avaient étouffé la réaction nucléaire contrôlée. Le Klaxon hurlait toujours et le moment critique de stress passé il en eut la perception, se leva calmement et acquitta en appuyant sur le bouton d'arrêt. Le silence se fit.
L'électricien de son équipe signala la reprise en secours des diesels du groupe électrogène. Deux énormes moteurs Diesel accouplés à d'énormes génératrices électriques de 1750 KVA et de ce fait la lumière jaillit. Les circuits de courant normaux et d'éclairage en basse tension étaient à nouveau alimentés. Par contre, les pompes principales de refroidissement du réacteur alimentées directement en Haute Tension restaient à l'arrêt vannes fermées, échangeurs de chaleur isolés, heureusement le cœur de la chaudière nucléaire était tout de même refroidi par les pompes du circuit de sécurité. Alimentées à travers des onduleurs de tension par un groupe de batteries de secours il y avait trois pompes de refroidissement qui ne devaient pas s'arrêter tant qu'il restait assez de chaleur résiduelle dans le cœur risquant de porter le métal de l'uranium 235 à la température de fusion.
Le conducteur de pile avait la main sur le bouton de la diffusion d'ordre et annonçait dans les bâtiments :
"Chute de barres… Chute de barres… Arrêt du réacteur."
mais déjà le téléphone du chef de quart sonnait et des physiciens inquiets pour leurs expériences de la nuit demandaient des renseignements :
Oui c'est une chute de barres consécutive d'un manque de tension EDF…
Et en effet ils savaient. Ils savaient qu'étant à la fin du cycle de 45 jours de l'élément combustible il ne leur restait que peu de temps pour redémarrer sinon, inexorablement, ce poison pour les neutrons qu'est le gaz xénon empêcherait le redémarrage et les obligerait à attendre trois jours. Trois longs jours sans expériences, c'était un drame pour certains chercheurs qui venaient de fort loin, pour une toute petite semaine ou même une seule journée d'expérimentation. Les places étaient chères sur les instruments disposés autour du réacteur et les physiciens du monde entier se les disputaient âprement.
La tension EDF était revenue et l'électricien avait refermé les jeux de barres électriques et isolé le groupe électrogène, la procédure de refroidissement normal pourrait avoir lieu dés la remise en service du réacteur.
Il était prés d'une heure du matin quand il fit le numéro de téléphone de l’ingénieur de service en astreinte à son domicile.
L'orage ? … Ah ! Oui l'orage, une coupure EDF… Avez-vous tout vérifié ?
Ils avaient tout vérifié. L'ingénieur, bien au chaud dans son lit, écoutait l'esprit un peu ensommeillé les explications. Il devait faire confiance à l'équipe. Après tout, eux ils étaient là-bas sur place et ils savaient. En deux mots, car les coupures EDF étaient une affaire courante, l'affaire fut réglée et ils eurent l'autorisation de redémarrer.
La radio toujours en sourdine signalait que dans l'avion disparu se trouvait un jeune garçon de six ans, le fils du Directeur du SAMU de l'Isère, le très médiatique Docteur Mentonex. Celui-ci était parti immédiatement de Grenoble et se dirigeait dans la nuit vers Clermont-Ferrand.
En tant que chef de quart, il prit ses dispositions pour la divergence et fit commencer la remontée des barres de sécurité. Dehors la tempête avait cessé mais le gardien du site signalait des entrées d'eau de ruissellement dans le laboratoire des rayons X ainsi qu'un "skydome" arraché sur une galerie technique. Le mécanicien partit vérifier. Une fois les barres de sécurité remontées, ce fut avec la sortie de la barre de pilotage que l'approche sous-critique pour la divergence fut préparée. La température du circuit de refroidissement était l'objet de leur surveillance car sans la réaction nucléaire il ne fallait pas trop refroidir et risquer un choc thermique néfaste pour les structures métalliques. Il fallait mettre en route le refroidissement principal progressivement pendant la montée en puissance.
Vers une heure du matin, la radio diffusa un nouveau flash :
" Les équipes de secours ont retrouvé l'épave du Viscount d'Air Inter… Une unité des pompiers du CODIS 63 a retrouvé l'épave coupée en deux parties séparées de plus de trois cent mètres dans la forêt sur les hauteurs des monts du Forez vers le Pic du Picon… Dans la partie arrière de l'épave il y aurait des survivants…"
Tandis que l'aiguille de l'enregistreur de la puissance commençait à se déplacer en montée, il prit le micro de la diffusion d'ordre et annonça pour les physiciens impatients :
"Divergence… Divergence…"
Puis ce fut la montée en puissance avec ses arrêts pour des paliers de contrôles et la mise en service du refroidissement principal. Quand ils eurent atteint la puissance de 57 Mégawatts, c'est avec soulagement que le conducteur de pile put annoncer au micro :
"Puissance nominale..."
les expérimentations allaient pouvoir reprendre dans les halls.
Alors le calme enfin revenu il quitta son bureau et vint sur le palier du quatrième étage où se trouvait la salle de contrôle se planter face à la baie vitrée, fier de son équipe, admirant à ses pieds la ville de Grenoble tranquillement endormie et vibrant de toutes ses lumières nocturnes tandis que là-bas, derrière lui, au fond du couloir, après le sas étanche brûlait la réaction nucléaire et que sous l'eau cristalline de la piscine luisait d'un bleu magique l'effet Cherenkov.
Au matin, le Docteur Mentonex retrouvait son fils parmi les huit survivants.
Crash de Noirétable : le 27/10/1972, le Vickers 724 Viscount F-BMCH de Air Inter s'écrase presque au sommet du massif du mont Picot en faisant 60 victimes sur 68 passagers.
Les arrêts réacteurs pour cause d’orage
par A. Filhol, juin 2021
Richard Pouget a souhaité que ce souvenir personnel soit rajouté ici.
Concernant ces arrêts réacteurs intenpestifs pour cause d’orage, j’ai le souvenir que, en 1972, 73 ou 74 (?), durant presque deux semaines, il y eut chaque soir un orage irrémédiablement accompagné d'une chute de barres vers 18h-18h30. Rien n’étant automatisé sur les manips, on était bien obligé de rester sur place pour redémarrer et ma pauvre femme m’a beaucoup attendu à cette époque !
En effet, après le re-démarrage du réacteur, la déconsignation des faisceaux intervenait vers 20h ou plus et il fallait encore relancer la manip. Cela pouvait prendre aisément plus d’une heure. Par exemple, sur D10, rien que la relecture des paramètres de mesure sur bande perforée prenait 25’ … et ça ratait souvent car le logiciel ne tolérait aucune erreur, il avait été écrit par le service informatique sans interaction avec les utilisateurs.
Peu après cet épisode, Jean-Marie Astruc (ingénieur de la DRe) est venu me voir car, lui aussi, cela le choquait qu’une minuscule coupure de réseau EDF puisse suffire à stopper le réacteur pour 1 à 3 heures. A sa demande, je lui ai appris la programmation en FORTRAN et je l’ai aidé à développer un code mimant le fonctionnement de l’automate gérant l’alimentation électrique du réacteur, diesels de secours inclus.
Il a assez vite démontré que l’automate était bien trop compliqué (sans doute construit par ajouts successifs de circuits au lieu d’une ré-étude globale) et qu’on pouvait en concevoir un beaucoup plus simple et tolérant aux brèves coupures de courant.
Il a été bien déçu que ses collègues et son chef, encore très éloignés de l’informatique à l'époque, ne comprennent pas son approche à base de simulations en logique booléenne. Quoiqu’il en soit, quelque temps après, un automate mieux conçu a réglé ce problème de chutes de barres injustifiées, au grand soulagement des responsables d'instrument et des visiteurs.
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