C.Brisse - Le chantier
Le changement bloc pile (1991-1994) vécu par un technicien de terrain (SPR)
par Christian Brisse, 2014.
Présentation générale du chantier
Plus qu'un document technique nous allons vous présenter l'état d'esprit qui a présidé à ce moment important de la vie de l'institut et conditionné sa survie.
Bien évidemment si quelqu'un souhaite des compléments plus précis (mécaniques, nucléaires, administratifs...) nous répondrons dans la mesure du possible à votre attente.
Que s'était-il passé ?
Tout d'abord il faut savoir que la découverte du problème est intervenue lors d'une inspection magnétoscopée programmée fin mars 1991, à la fin d'un cycle de fonctionnement qui s'était parfaitement déroulé, comme les précédents d'ailleurs!
Mr Ekkehardt Bauer était alors en charge du réacteur et Mr Jean-Marie Astruc son adjoint.
Lors de cette inspection effectuée par nos services mécanique et électronique, assistés du SPR, des "traces inhabituelles" sont apparues au centre de la grille de tranquillisation.
Grille de tranquillisation ? Qu'est-ce donc ?
En fait c'est une structure plane ajourée en aluminium qui couvrait la section complète du bloc pile en partie basse. Tenue en périphérie, un trou central la solidarisait au porte combustible au centre, lequel recevait l'élément combustible. Son but était avec l'ancienne crépine d'avoir un débit d'eau lourde le moins perturbé possible. Il faut savoir que c'était la seule structure importante centrale qui n'était pas accessible à distance.
Or c'est justement là que des "traces inhabituelles" sont apparues !
Explication
En fait, cette structure située près du coeur a intégré, au fil du temps, un flux de neutrons important. Ses propriétés mécaniques ont donc évolué et la structure s'est fragilisée.
C'est en effet notre spécificité d'avoir un haut flux de neutrons même si la puissance thermique est nettement moindre que celle des réacteurs EDF PWR.
De plus de nombreux démarrages et arrêts des pompes, dont les CRAB (Circuit Réacteur à l'Arrêt et Barre), ont aussi engendré des contraintes (en exagérant, comme un fil de fer qu'on plie plusieurs fois).
C'est donc l'intégration du flux et les contraintes mécaniques qui ont abouti à ces amorces de dégradations. Encore une fois, on s'en est aperçu lors d'une inspection préventive programmée et prévue dans le planinng de l'inter-cycle, alors que tout fonctionnait bien.
Premières mesures
Il était évident que le fonctionnement habituel serait perturbé et, après que le chef du réacteur ait signalé aux autorités compétentes cette découverte, l'arrêt immédiat du réacteur a été signifié (à juste titre).
Toute une série d'examens ont été entrepris et un "groupe projet" a été créé sous la direction de Mr Jean-Paul Martin, notre président d'honneur, qui avait déjà grandement participé à la création du réacteur à la fin des années 60 - début des années 70 ! Il retrouvait "son bébé" qui avait encore besoin de lui.
Mr Ekkehardt Bauer, quant-à lui, continuait à gérer le département réacteur pour une claire définition des responsabilités.
Le groupe projet comprenait donc, sous l'autorité de Mr Martin, des intervenants extérieurs ainsi que les personnes suivantes de l'ILL : Jean-Marie Astruc, Marcello Brancaléone, Jean-Pierre Gonthier-Maurin, Bernard Hamelin, Herbert Just, Katia Mayer-Jenkins, Jean Tribolet.
Parallèlement une autre structure avait également été créée avec des intervenants et entreprises extérieures: l'Architecte Industriel.
Tout le monde sur le pont !
Les premières heures furent "angoissantes" mais très rapidement toutes les forces vives se sont mobilisées car notre avenir était en jeu : l'avenir scientifique de l'institut tout d'abord et le nôtre par voie de conséquence.
Tous les services impliqués se sont investis : réacteur (dont équipes de quart, bloc pile, manutention, sources, fluides, électronique, etc), SPR, décontamineurs, Edex (Environnement Des EXpériences), et tous les autres.
Un challenge, une première !
Aspect positif du chantier : notre réacteur est en aluminium et non en acier.
En effet la radioactivité induite dans l'aluminium est considérablement moindre que dans l'acier et la découpe sous eau en a été grandement facilitée.
Aspect négatif du chantier : Le fait que cela n'ait jamais été fait à cette échelle. Il fallut donc tout inventer et faire constamment preuve d'adaptation, de créativité et de réactivité.
Deux options proposées
Après réflexions et études, l'alternative suivante fut proposée :
- Changement de la seule grille, après ouverture du bidon, et accès par le haut sur toute la section. Le risque principal était la récupération de l'étanchéité sur le joint métallique principal de la structure supérieure. Le diamètre est en effet de 2500 mm et il aurait fallu intervenir sous protection d'eau, ce qui s'avérait plus que délicat ! De plus, cette solution "hasardeuse" n'était guère plus économique que le changement complet, car l'accessibilité imposait de complètement vider le bloc pile de ses composants (doigts de gants, sources froide et chaude, canal bêta, etc.)
- Le changement complet du bloc pile dans son intégralité. Guère plus onéreuse cette option plus sûre était bien préférable sur le long terme !
C'est la seconde option qui a été retenue, à juste titre, puisque le réacteur est encore opérationnel en 2015 au moment de la rédaction de ces lignes !
Validation de l'option
C'est donc le changement complet qui a été proposé, accepté et financé.
Pour minimiser les procédures administratives (qui bien que moindres qu'aujourd'hui n'étaient quand-même pas simples) le réacteur a été reconstruit à l'identique, sauf bien sûr la grille de tranquillisation pour que le même problème ne se représente pas plus tard ! Dans le monde physique en effet, les mêmes causes produisent souvent les mêmes effets !
Un piquage DRG (Détection de Rupture de Gaine) a aussi été déplacé mais ça reste mineur pour le dossier administratif.
Grâce à cela les formalités réglementaires ont pu être remplies et le dossier validé en haut lieu.
Un sacrifié
Si cette option réunissait tous les suffrages elle présentait néanmoins un inconvénient. Il fallait prévoir l'accessibilité de la future grille qui aurait une forme de parapluie. Comme les sources froide et chaude étaient nécessaires, c'est donc le canal bêta qui a été sacrifié sur l'autel de la collectivité.
Sa bride V3 est devenue la voie d'entrée et de sortie de la nouvelle grille, et donc cet instrument de physique a disparu. Sauf erreur de ma part, c'était en son temps le plus performant au monde pour les électrons de conversion.
Qu'il me soit permis ici d'ouvrir une parenthèse. Je veux rendre hommage à son physicien responsable, Klaus Schrekenbach (il nous a quittés en septembre 2013), qui s'y est dépensé sans compter avant d'aller diriger le réacteur de Munich. Combien de dimanches après midi n'y avons nous pas passé pour mettre hors flux et en désactivation le porte-source afin de pouvoir intervenir, dès le lundi matin, pour la prochaine expérience.
Je referme la parenthèse.
Actions de l'exploitant
L'exploitant (c'est à dire l'ILL) a dû et su gérer la dépose et le démantèlement de l'ancien bidon réflecteur, l'évacuation des déchets radioactifs dans les règles de l'art, la mise en place du nouveau bidon réflecteur, et les tests complets jusqu'à la divergence en Janvier 1995.
Par contre la fabrication du nouveau bidon était hors de notre portée et a fait l'objet d'un appel d'offres qu'ont suivi principalement messieurs Jean Bazin, André Rimet et Jean-Louis Durieu. C'est l'entreprise allemande Zeppelin qui a été choisie.
Au bout du compte les délais, estimations des doses absorbées, volumes des différents déchets en fonction de l'activité et le budget ont été globalement respectés. Je ne suis pas certain que les autorités nationales en aient été forcément convaincues dès le départ mais ce fut notre challenge collectif. Avec nos moyens on a fait au mieux, au plus vite (pour la physique) et au moins cher.
Fin du chantier - automne 1994
Je dirais que techniquement nous étions quasiment prêts fin Août 94 mais il nous manquait, entre autres, les fameux décrets d'autorisation de rejets radioactifs liquides et gazeux suite à notre interruption de fonctionnement. Ils conditionnaient la re-divergence. Il me semble me souvenir que, souvent le matin, la secrétaire du réacteur demandait à l'hôtesse d'accueil si le fax n'était pas arrivé ; mais non ! pas encore.
Et cela a duré des semaines, et même des petits mois, mis à profit par ailleurs pour terminer au mieux le chantier, en particulier l'évacuation d'une soixantaine de coques béton incluant les déchets de découpe.
Finalement l'autorisation définitive n'est arrivée qu'en toute fin décembre et la divergence a eu lieu dans les premiers jours ouvrables de Janvier 1995. Après tous les tests en assurance qualité effectués, le réacteur a divergé "au quart de tour" !
Avec le recul du temps et sur un plan personnel je pense que c'est arrivé "au bon moment". Il n'est pas forcément évident qu'une décennie plus tard la même décision aurait été prise dans un autre contexte. Mais qui peut savoir ?
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